L’évangéliste Luc est particulièrement sensible à l’amour gratuit du Seigneur. Il consacre tout ce chapitre 15 à illustrer ce thème au moyen de trois paraboles: la brebis perdue, la pièce de monnaie perdue et le fils perdu. Dans les trois exemples, la personne qui représente Dieu redonne vie à ce qui était perdu, en le retrouvant ou en l’accueillant.
Pour apprécier l’enseignement de Jésus, il faut prêter attention à l’introduction qui explique pourquoi le Christ présente ces trois paraboles. Les trois verbes, qui décrivent l’hostilité des adversaires qui attaquent Jésus, sont au mode imparfait, qui indique la répétition d’une action: “les pécheurs s’approchaient…les Pharisiens murmuraient…ils disaient.” “Murmurer” signifie dans le langage de la Bible “critiquer vivement, se révolter” : le peuple qui “murmure” est prêt à lapider Moïse, une violence qui dépasse notre simple murmure (Ex 17, 3-4). Luc insinue donc que Jésus a dû souvent défendre son accueil bienveillant des pécheurs, à l’encontre des critiques acerbes et répétées de ses adversaires.
L’attitude des Pharisiens et celle de Jésus
L’enseignement et la conduite des Pharisiens et de leur élite, les docteurs de la loi, paraissent sages et logiques. Tout le monde évite le contact avec les pestiférés et les lépreux pour ne pas être contaminé. De même, il faut éviter de fréquenter les personnes atteintes par la lèpre du péché, qui sont séparées de Dieu, la source de la vie et de la santé.
Au retour de l’exil à Babylone, vers 537 av. J.C., le petit groupe juif qui revint à Jérusalem a voulu se défendre contre la pression des Samaritains et des juifs – ces hommes de la terre, comme ils les désignaient par mépris – demeurés en Judée pendant cette période (de 587 à 537 av. J.C.). Pour se protéger contre la domination des groupes majoritaires et puissants autour d’eux, et pour éviter l’assimilation, les Juifs se replièrent sur eux-mêmes et se protégèrent par une série de mesures empêchant tout contact jugé dangereux avec l’extérieur. C’est dans cet esprit qu’on multiplia les restrictions pour empêcher toute relation avec les autres et pour protéger la pureté de la foi et de la race. Par exemple, le prêtre Esdras prohiba les mariages avec des étrangères et obligea même ceux qui étaient déjà mariés à répudier leur épouse avec leurs enfants (Esdras 10, 1-44).
Jésus réagit contre cette interprétation méticuleuse de la Loi, qui écrase le peuple (Mt 11, 28-30). Tout Juif fidèle devait observer au temps de Jésus – et encore aujourd’hui – 613 commandements. Au lieu de ce repliement dans une attitude de défense et de protection, Jésus accueille les pécheurs, va vers eux (l’exemple du publicain Zachée, Luc 19, 1-10) et mange même en leur compagnie (Mc 2,15-17). Contre les critiques des Pharisiens, “les séparés” d’après l’étymologie de leur nom, Jésus doit défendre sa conduite. Dans les trois paraboles de ce chapitre 15, Jésus affirme qu’il agit comme Dieu, dont il est le représentant, en se réjouissant de la conversion d’un seul pécheur, perdu mais retrouvé.
Le fils cadet et l’aîné
Malgré le titre donné régulièrement à cette parabole, “L’enfant prodigue”, l’attention porte davantage sur le père que sur le fils. Ce père a perdu ses deux fils, qui se sont séparés de lui chacun à sa manière. Le contraste est très marqué entre ce père qui aime follement ses deux fils, eux qui ont brisé, chacun à leur manière égoïste, la communion avec leur père.
Toute l’attitude du père est animée par la gratuité, provenant de son amour généreux. Sa réaction, au retour de son fils, s’exprime dans quatre gestes de sollicitude: “Il l’aperçut de loin”, “il est ému de compassion”, “il court” ce qui contredit la dignité du père, “il l’embrasse”, signe du pardon sans condition. Le père ne laisse pas son fils terminer sa confession, il ne l’écoute pas, mais il s’écrie “faisons la fête!”
Le fils cadet est l’image du pécheur. Il se révolte contre l’autorité paternelle. Il veut son indépendance, tout en profitant des biens de son père. Il veut être loin de son père, loin de Dieu pour être libre, comme les athées de tous les temps. Mais son indépendance le conduit au plus bas de l’abjection: il devient débauché, dégradé, vivant comme un animal. Il s’abaisse à être l’esclave d’un païen. Il n’observe plus les règles de la pureté rituelle, car il garde les cochons, ces animaux répugnants. Son retour vers son père, sa “conversion” est un sordide calcul pour survivre. Il a plus mal à son ventre qu’à son coeur. Il a perdu le sens de l’amour.
Ce qui surprend dans cette parabole, c’est que le père pardonne sans s’assurer de la valeur de la contrition que manifeste son fils. Jésus met l’accent sur l’amour du père, non sur la contrition du fils. Le père révèle la valeur d’être fils: c’est d’être aimé infiniment, en dépit de son indignité. “Mon fils était mort”, car être loin de Dieu, c’est la mort. “Se convertir”, se tourner vers Dieu, c’est entrer dans la joie divine.
La réaction du fils aîné apparaît détestable à tout point de vue. Il n’entre pas dans la maison pour savoir ce qui se passe, mais il s’enquiert auprès d’un domestique. Il ne voit pas l’amour de son père qui lui dit: “Tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi.” Jaloux de son frère, il ne pense qu’à ses droits. Il interrompt son père, quand celui-ci plaide pour le cadet. Il se considère comme un mercenaire, qui a “servi pendant tant d’années”. Il noircit son frère, qu’il appelle “ton fils” et “qui a dépensé entièrement ta fortune avec des prostituées.” Mais le père insiste pour inviter son aîné à la fête. Les Pharisiens, que le fils aîné représente, vont-ils entrer et se joindre à cette joie divine que le Christ leur révèle.
Pistes de réflexion
– L’attitude des Pharisiens et celle de Jésus s’opposent diamétralement. Les Pharisiens sont sur la défensive, repliés sur eux-mêmes pour se protéger. Mais, en même temps, ils s’estiment supérieurs et méprisent les autres. “Je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres.” Cette tentation de s’isoler et de se replier sur soi-même, pour protéger sa pureté, qui contraste avec la corruption du monde, reparaît à toutes les époques. On fuit aussi un monde qui nous met en question et qui nous oblige à justifier notre foi. Jésus, au contraire, va vers les autres, surtout les pauvres, les démunis et les pécheurs, enseignant par son accueil la puissance conquérante de l’amour. Cette puissance s’enracine dans le dynamisme naturel de la personne humaine, qui s’oublie dans ce mouvement vers les autres, pour se retrouver en eux.
– En pratiquant la miséricorde et le pardon, nous entrons dans la famille de Dieu: “Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux” (Luc 6,36). Telle est la conclusion de Jésus dans son sermon inaugural, après une série d’exemples sur l’amour des ennemis. La miséricorde est l’amour spontané, gratuit, envers celui qui nous a offensé ou qui nous a causé un tort. Cet amour fait revivre celui à qui on pardonne, comme le père du prodigue l’exprime dans sa joie: “Mon fils était mort et il est revenu à la vie.” L’amour produit la vie, la haine cause la mort.
– Le prodigue qui revient en haillons, image de sa dégradation et de son avilissement, est pourtant précieux aux yeux de son père. Tout être humain est précieux pour Dieu, car il l’a créé par amour, et c’est gratuitement qu’il continue à l’aimer. Dans la leçon finale qu’il adresse à Jonas, le Seigneur affirme qu’il prend soin de tout être humain et même des animaux (Jonas 4, 11). Tout ce qui existe est l’objet de l’amour de Dieu: “Tu aimes tous les êtres et tu ne détestes rien de ce que tu as fait. Si tu avais haï quoi que ce soit, tu ne l’aurais pas créé” (Sagesse 11, 24).
– Le fils prodigue revient à lui, il se retrouve, il se possède de nouveau, après être tombé dans l’adversité et avoir vécu sa déchéance. “Rentrant alors en lui-même, il se dit” (Luc 15, 17). Telle est la valeur ambivalente des épreuves (maladie, deuils, échec,..), qui sont des expériences de pauvreté. Ou bien on sombre dans la révolte et le désespoir, ou bien on approfondit sa foi et on découvre mieux que l’amour de Dieu est notre seule sécurité.
Jean-Louis D’Aragon SJ