Au début de son roman, Plus grand que l’amour, Dominique Lapierre présente une jeune indienne, qui toute joyeuse, prépare son prochain mariage. Soudain, elle aperçoit une tache noire sur son bras. Sa famille découvre qu’elle a la lèpre et, de honte, elle la bannit. Errante et désespérée dans les rues de Calcutta, elle trouve enfin un refuge dans un « mouroir » de Mère Teresa. Une fois guérie de sa lèpre, elle entre dans la Communauté des Sœurs de la Charité. Après de nombreuses étapes, elle vient à New York pour soigner des jeunes atteints du sida. Elle prend soin assidûment d’un jeune juif, qui s’écrie devant son dévouement, « Vous êtes plus grande que l’amour. »
L’ancien film « Monsieur Vincent », esquissait une scène semblable, opposant la charité à l’égoïsme et au rejet. La scène se déroulait dans une petite localité de France. À l’arrivée de Vincent de Paul, des notables de la place lui dirent qu’ils avaient enfermé et emmuré une vieille femme et sa fille atteints par la peste. « Ils peuvent mourir, mais nous, nous survivrons. » Vincent se hâte vers la maison où sont prisonniers les pestiférés, enlève les poutres clouées sur les portes et les fenêtres, il les libère et les soigne.
Dans une petite ville du Québec, des religieuses projetaient d’ouvrir une maison de transition pour réhabiliter des délinquants sortant de prison et pour préparer leur réinsertion dans la société. La réaction fut vive pour s’opposer à une telle initiative. Voici une réaction typique exprimée à la radio : « Je suis favorable à la réhabilitation des prisonniers, mais pas dans ma rue. » On s’estime généreux en pensée, mais on refuse de rendre concrète cette apparente générosité.
Deux attitudes s’opposent radicalement face à la lèpre et à la peste : se replier égoïstement sur soi-même ou se donner aux autres par amour. Devant le mal, la lèpre et la peste morale, nous retrouvons les deux mêmes réactions : éviter tout contact avec ces « rejets » de la société, en se drapant dans sa vertu, ou bien aller vers eux pour qu’ils connaissent l’amour. Confronté aux pharisiens qui le dénoncent, Jésus manifeste l’amour conquérant de Dieu.
Ce comportement du Christ provoque trois scandales chez ses adversaires :
1) Jésus appelle un publicain, un pécheur, pour devenir son disciple et son apôtre.
2) Il déclare que Dieu ne veut pas les sacrifices, mais l’amour.
3) Finalement, Jésus affirme qu’il est venu pour sauver les pécheurs, mais non les justes.
Jésus appelle un publicain
Un collecteur d’impôt remplissait une fonction de pécheur aux yeux du peuple juif. Il exploitait les gens en exigeant plus que ce qui était dû, pour augmenter ses profits. Un publicain, juif ou païen, ne pouvait témoigner dans un procès, car on n’avait aucune confiance dans sa parole, preuve de la défiance et du dédain qu’ils suscitaient. De plus, il collaborait, lui, un juif, avec l’occupant romain.
Matthieu n’a donc rien pour mériter sa vocation de disciple et d’apôtre du Christ. Jésus prend l’initiative de l’appeler, par pure gratuité, sans lui poser aucune condition. Il appelle ce pécheur à devenir le compagnon de révolutionnaires zélotes, de nationalistes violents, comme Simon et Judas. Tel est l’amour de Dieu, qui appelle chacun de nous, gratuitement, au salut, à la vie et au bonheur, indépendamment de notre passé.
Autre scandale : Jésus mange avec les pécheurs
L’hospitalité et la nourriture ont une valeur sacrée en Orient, car elles permettent de partager les mêmes moyens de subsistance. Consommer le même pain, c’est le signe d’une vie devenue commune. Aussi les Pharisiens défendaient de prendre son repas avec des pécheurs et même de partager avec un païen ou un pécheur un peu de nourriture. Il fallait éviter toute contamination, comme la peste. Si on arrivait d’une région ou d’une maison païenne, on devait secouer la poussière de ses pieds pour ne rien emporter dans la Terre Sainte. Le simple contact avec un pécheur ou un païen rendait impur. On comprend alors que les Pharisiens s’insurgent contre la conduite de Jésus, qui prend son repas avec les amis de Matthieu, des publicains et des pécheurs.
Pour se défendre, Jésus se compare à un médecin. L’Envoyé de Dieu a mission de guérir les blessés de la vie. Que dirait-on d’un médecin que ne voudrait traiter que les gens en bonne santé ? Le Christ, représentant l’amour de Dieu, pourrait être comparé à un père ou une mère, qui manifeste sa miséricorde à l’égard du « mouton noir » de la famille. Un artiste bien connu chez nous a décrit toute la souffrance que son fils cadet lui a infligée. Pourtant il s’écrie à la fin de son témoignage : « Celui m’a fait le plus souffrir, c’est celui que j’aime le plus. » Voilà l’image de l’amour gratuit de Dieu, révélé par Jésus, le Christ.
La miséricorde, plutôt que les sacrifices
Jésus montre, comme d’habitude, que sa conduite et son enseignement se situent dans le prolongement des prophètes. Osée (au 8e siècle av. J.C.), comme Isaïe avant lui et plusieurs autres prophètes, dénonce au nom de Dieu les sacrifices qui ne proviennent pas du cœur, des sacrifices qui n’ont pas d’âme. Cette déclaration du prophète exprime si bien la pensée de Jésus que Matthieu la répète à 12,7. C’est le seul exemple dans le N.T. où la même citation de l’A.T. se retrouve deux fois dans le même livre. On s’illusionne en offrant de tels sacrifices extérieurs, qui n’engagent pas la personne qui les offre, qu’aucune conversion n’accompagne. On s’estime purifié, en règle avec le Seigneur, alors que son cœur demeure aussi égoïste.
Il est vrai que Dieu est infiniment miséricordieux, toujours disposé à pardonner, mais son amour ne peut atteindre celui qui ferme son coeur, qui s’illusionne en offrant seulement un sacrifice extérieur. Suffirait-il d’offrir une victime extérieure, même la plus sublime ? Participer à l’eucharistie sans aucun engagement de soi-même, c’est du ritualisme sans âme, donc sans valeur.
Plutôt que l’offrande des sacrifices, Dieu veut que nous participions à sa miséricorde, en l’accueillant en nous-mêmes et en la répandant autour de nous. Le Seigneur nous prévient qu’il nous accorde son pardon, mais à condition de le communiquer à nos frères et sœurs. Sinon, nous perdons le pardon qu’il nous a accordé, comme le mauvais serviteur de la parabole (Mt 18,32-34). Si nous ne transmettons pas les dons que Dieu nous a donnés gratuitement, nous les perdons. « On ne possède bien que ce que l’on donne ».
Conclusion : comment agir face au mal ?
Le titre « Pharisien » signifie « séparer ». Les pharisiens se séparaient de tout ce qui leur paraissait mal. Pour protéger leur identité de fidèles observateurs de la Loi, ils ne voulaient avoir aucun rapport avec des gens vivant en contradiction avec la volonté de Dieu. Ils s’écartaient d’eux comme de la peste qui mène à la mort. Pour se protéger et se sauver, ils s’enfermaient en eux-mêmes, dans une réaction de répulsion et dans un repliement stérile.
Pour Jésus, au contraire, c’est l’amour qui doit animer son disciple. L’amour déborde du cœur de celui qui donne, il est dynamique et conquérant. Il va vers les marginaux, les délaissés et les parias. Même les personnes les plus endurcies ne résistent pas indéfiniment à un amour généreux et désintéressé.
Jean-Louis D’Aragon SJ