La semaine dernière, nous avons fêté la nativité. À ceux et celles pour qui Noël ne signifie pas seulement ripailles et échanges de cadeaux, la liturgie a permis d’entendre le récit de la venue au monde de l’Homme-Dieu. Ils ont chanté les hymnes qui ont ravi l’âme chrétienne pendant des siècles. Et maintenant, l’Église nous invite à intérioriser toute la signification de l’événement commémoré en ce temps de Noël. Pour cela, aucun texte ne serait plus adéquat que le prologue du quatrième évangile. Curieusement, devant le seul texte du Nouveau Testament qui m’envoûte irrésistiblement, comme si l’exaltation mystique de l’auteur sacré était contagieuse, j’ai séché pendant des heures sans rien trouver d’intéressant à dire en guise de commentaire. Plutôt que de produire une réflexion sur ce texte, je l’aurais volontiers appris par coeur pour le déclamer comme un poème. De fait, il ne serait pas exagéré d’affirmer que le prologue de Jean est l’un des sommets de la poésie sacrée de tous les temps.
Je ne suis pas le seul à considérer l’introduction du quatrième évangile comme un bijou sans prix. Ainsi, la théologie féministe contemporaine d’expression française a pris possession de ce texte pour en donner une version qui remplace systématiquement le mot « Verbe » par le mot « Parole ». Cette ruse permet de féminiser même le mot Dieu : « Au commencement était la Parole, et la Parole était tournée vers Dieu, et la Parole était Dieu… » Tout cela me rappelle une fable orientale à propos d’un artiste génial qui, ayant peint un tableau d’une beauté superlative, décida de disparaître dans son œuvre d’art pour l’habiter définitivement, comme si ce n’était pas assez de l’admirer avec les yeux. C’est effectivement plus facile d’habiter le prologue de Jean ou de se laisser imprégner par lui que d’en faire un objet de réflexion.
Que dire de plus après ces aveux? Il me semble que ce texte révèle le code génétique et l’identité complète de celui dont nous célébrons la naissance à Noël. Les deux premiers versets insistent sur sa transcendance et sa divinité. Il était « au commencement ». Ce n’est pas un hasard que sont repris ici les premiers mots de la Genèse. Cela veut dire qu’en un sens, le Verbe n’est pas comme nous qui sommes marqués par la finitude. Il existe hors du temps qui, dans la conception biblique, a un commencement et une fin : en deçà de la création et au-delà du jugement dernier, le temps n’existe pas.
L’affirmation de la divinité du Verbe est tout aussi claire dès le départ : « …et le Verbe était tourné vers Dieu. Et le verbe était Dieu. » Ensuite, le prologue souligne l’idée que le Verbe transcende le cosmos puisqu’il est la parole créatrice, le démiurge, l’artisan qui fit venir le monde à l’existence: « Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. » La métaphore de la lumière qui brille dans les ténèbres revient dans plusieurs versets. Elle sert à renforcer le rôle créateur du Verbe parce que, dans la Genèse, les ténèbres sont associées au tohu-bohu originel.
Cela dit, le prologue de Jean ignore « la logique des solides » qui obéit au principe de la non-contradiction. La transcendance du Verbe n’annule pas toute possibilité d’immanence. Après avoir présenté le Verbe comme le tout Autre, Jean affirme qu’il est devenu l’un d’entre nous : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Cette décision inouïe ne signifie rien de moins que l’anéantissement de l’absolu. Les théologiens ont désigné cette annihilation de Dieu en son Fils par un terme savant : kénose. La naissance du Verbe est le premier acte d’un processus qui mènera vers la passion, vers la mort de l’Homme-Dieu. Cela rappelle un thème très récurrent dans l’histoire des religions, celui de « la divinité assassinée » pour que les humains aient la vie (ou le salut). Ce drame est clairement évoqué dans les versets 11 et 12 : « … et le monde ne l’a pas reconnu… et les siens ne l’ont pas accueilli… ».
La passion ainsi annoncée signifie une chose et son contraire. Le Verbe s’est anéanti par amour. En lui Dieu s’est épris de l’humanité et a pris plaisir à nous approcher, à dresser sa tente parmi nous. Mais dans l’amour il n’y a pas que le côté délicieux. L’aventure coûtera au Verbe un prix presque impossible à payer : elle le conduira jusqu’à la croix. Jean-Baptiste, le précurseur du Verbe prédit cette tragédie : « Voici l’agneau de Dieu », l’agneau promis au sacrifice, aux noces de sang. Mais dans le quatrième évangile, l’anéantissement et l’exaltation coïncident, la mort, la résurrection et l’ascension sont concomitantes : « Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi. »
Melchior M’Bonimpa