Après avoir subi la terrible guerre de 1939-45, notre monde aurait pu penser qu’il avait épuisé et liquidé ses monstres de haine et de destruction. Quelle illusion ! Nous connaissons tous les multiples conflits qui, depuis plus de soixante ans, opposent des nations ou des groupes à l’intérieur d’un même peuple. Bien plus! La haine explose dans des kamikazes, qui se suicident pour entraîner aveuglément avec eux dans la mort des personnes innocentes et souvent inconnues. La rage de tuer pour détruire ravage notre monde ! L’humanité donne l’impression qu’elle veut collectivement se suicider. La haine peut-elle aller plus loin vers l’absurdité et le néant ?
Cette rage de haine et de tuerie n’est pas récente, mais elle est, de nos jours, plus raffinée et plus universelle. Bien avant le Christ Jésus, les législateurs de plusieurs nations ont voulu limiter la vengeance et la violence, qui, autrement, pouvaient détruire des peuples entiers. Comme on ne pouvait éliminer toute vengeance, considérée comme une devoir sacré, on la réglementa avec la loi du « talion »: la vengeance ne devait pas dépasser l’injustice subie, « un oeil pour un oeil, une dent pour une dent. » Il est clair cependant qu’une telle loi n’éliminait pas la racine du mal, cette haine qui détruit et qui a pour but final de tuer l’autre. Avec cette loi, comme disait Gandhi avec un humour noir, l’humanité entière sera bientôt aveugle.
Jésus nous enseigne l’unique solution pour éviter la mort et nous orienter vers le bonheur de la vie. L’innovation du Christ dans son sermon inaugural constitue le coeur de la morale chrétienne : remplacer la haine meurtrière par l’amour qui crée la vie. Un long développement (Lc 6, 27-36) traite de l’amour véritable, celui qui se manifeste envers nos ennemis. Pourquoi les ennemis ? Parce qu’ils n’ont rien pour susciter cet amour. C’est à leur égard que l’amour se révèle dans sa pureté, car ce don de soi-même est vraiment gratuit, il provient du coeur de celui qui aime et non pas de ceux qu’on pense aimer. Jésus va insister sur cette pureté de l’amour, car nous avons l’illusion d’aimer, alors que notre amour est toujours mêlé d’égoïsme, puisqu’il nous rapporte un profit.
Quatre conseils
Jésus développe au moyen de quatre exemples le précepte du Lévitique (19, 18): Chacun doit aimer son prochain comme lui-même. Je suis le Seigneur. Ces quatre exemples montrent l’amour dans sa pureté : Aimez vos ennemis ! Faites du bien à ceux qui vous haïssent ! Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent ! Priez pour ceux qui vous calomnient !
« Le prochain » n’est plus seulement celui ou celle avec qui des liens de parenté ou d’amitié nous rattachent, mais toute personne humaine et, bien plus, même celle qui nous répugne et qui veut nous détruire. Luc, l’évangéliste, qui insiste le plus sur cet amour purifié de tout égoïsme, est le seul à rapporter la parabole de Jésus qui illustre son enseignement sur l’amour des ennemis, « Le Bon Samaritain » (Lc 10,25-37). Les Samaritains et les Juifs se détestaient depuis cinq siècles. Dans la parabole de Jésus, c’est un samaritain qui porte généreusement secours à cet inconnu laissé à demi mort par les bandits.
En parallèle aux injonctions précédentes, Jésus présente quatre exemples d’injustice, d’insulte, d’injure ou de vol, acceptés sans protester, par pur amour : À celui qui te frappe sur une joue… À celui qui te prend ton manteau… Donne à quiconque te demande… Ne réclame pas à celui qui te vole…
Pour conclure ces quatre impératifs illustrés par quatre exemples, Jésus énonce ce qu’on a appelé « La règle d’or ». Le rabbin Hillel avait proposé une règle qui peut paraître semblable : « Ce qui t’est odieux, ne le fais pas à ton prochain. Voilà toute la Loi. » Cette règle cependant est négative, tandis que celle de Jésus manifeste mieux le pur amour, car elle est positive et donc plus exigeante : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux. »
À l’exemple de Dieu !
Le danger de pervertir cet amour divin, c’est de le caricaturer selon nos coutumes bien humaines. Jésus montre par trois exemples que ce qui nous paraît normal n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme : Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance pouvez-vous attendre ? Si vous faites du bien à ceux qui vous en font… Si vous prêtez quand vous êtes sûrs qu’on vous remboursera…
L’amour de soi-même, notre égoïsme, inspire de telles actions ; ce n’est nullement de l’amour. Le disciple du Christ doit donner gratuitement, sans chercher un avantage en retour, car il appartient à la famille de Dieu, qui donne à tous sans recevoir en retour. Parce qu’il est enfant de Dieu et qu’il participe à son amour et à sa vie, le chrétien doit en reproduire le trait majeur, l’amour gratuit : Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Quatre exemples de miséricorde
Les deux premiers sont négatifs, ne pas juger et ne pas condamner. Comment peut-on s’arroger le droit de juger les autres et, surtout, de les condamner ? Dieu seul a ce droit, car lui seul connaît le mystère de chaque personne et la responsabilité de ses actions. Celui qui juge son prochain a l’arrogance de se hisser au niveau de Dieu !
Les deux autres exemples vont plus loin, car elles exigent des actions positives, le pardon et le don. Pardonner demande plus que le refus de juger et de condamner. Le pardon manifeste l’amour pur, qui, en se communiquant au coupable pardonné, lui permet de revivre.
La mesure pour traiter les autres sera la même que le Seigneur utilisera pour nous. Le degré de notre ouverture au prochain par notre amour est le même que celui qui nous permet d’accueillir Dieu qui vient vers nous. La récompense que Dieu nous offre ne consiste pas dans un bien extérieur, dans un avoir, mais dans notre être même, dans notre coeur. Par cette participation à l’amour et à la nature divine, nous devenons toujours mieux des fils et des filles de Dieu.
Deux chemins s’ouvrent à toute personne humaine : d’un côté, celui du pouvoir, de la domination et de l’égoïsme qui ramène tout à soi-même et qui s’enferme dans la pauvreté de son être ; ou bien, l’autre chemin, celui de l’amour, du don de soi-même et de l’ouverture à la richesse de Dieu présent dans le prochain.
Jean-Louis D’Aragon SJ