La première lecture aujourd’hui reproduit l’exhortation divine qui conclut les cinq livres de la Loi, le Pentateuque (Deut 30, 15-20). Après avoir décrit en détail les préceptes qui expriment sa volonté, le Seigneur dit qu’il offre deux chemins à son peuple et à tout être humain: celui du bonheur et de la vie ou celui du malheur et de la mort. Les préceptes de la Loi n’ont pas pour but de condamner ou d’humilier l’homme, mais de l’éclairer sur la voie du bonheur et de la vie, en l’associant à la volonté de Dieu. Ce projet divin vise uniquement l’épanouissement et la joie de son peuple. Après avoir indiqué les deux voies possibles, le Seigneur lance cet appel d’amour : « Choisis donc la vie pour que vous viviez, toi et ta descendance , en aimant le Seigneur ton Dieu et en écoutant sa voix. »
Mais ce chemin du Seigneur paraît rebutant, alors que la désobéissance pour défendre son autonomie séduit l’humanité. C’est la tentation que le monde fait sans cesse miroiter: l’argent et les plaisirs. Telle est la voie large et facile, mais Jésus nous affirme qu’elle ne mène pas au Royaume de Dieu, elle conduit, au contraire, à sa perte celui qui la prend. Le chemin du Christ, suivant la volonté de son Père, c’est celui qui va vers la croix. Quelle stupidité apparente!
Première annonce de la Passion
Jésus prévoit et annonce ici pour la première fois la fin tragique de sa mission. Cette prédiction se situe après la proclamation de Pierre que Jésus est le Messie. Mais quel Messie? Un chef militaire, victorieux des Romains, celui qui libérera son peuple de l’humiliation et de la servitude? Le Christ répondrait ainsi à l’espoir de Pierre et du peuple d’Israël. Ce serait la voie large et facile, celle que le diable proposait à Jésus dans l’ultime tentation, lorsqu’il lui offrait tous les royaumes du monde et leur gloire (Mt 4, 8-10).
Jésus est lucide et prévoit l’issue tragique de son ministère. L’exécution de Jean Baptiste lui montre le sort qui l’attend. Les autorités de Jérusalem se préoccupent et s’inquiètent à son sujet. Ils ont envoyé des docteurs de la Loi pour scruter son enseignement et pour juger ses actions. Jésus s’est montré libre à l’égard des traditions que les Pharisiens ont multipliées pour protéger le peuple des influences païennes, mais le fardeau de ces traditions étouffent les gens. Le Christ veut libérer son peuple et il critique ces traditions au point d’irriter ses adversaires, qui ne voudront pas le tolérer longtemps.
« Le Fils de l’homme » est ce personnage glorieux envoyé par Dieu pour sauver son peuple soumis à la persécution du roi Antiochus Épiphane, l’an 167 av. J.C. (Daniel, 7, 13s). Jésus s’attribue ce titre et affirme par là qu’il est le Sauveur d’Israël, l’espérance de son peuple. Mais Dieu veut sauver son peuple et toute l’humanité d’une manière déconcertante, par « la folie de la croix », dira saint Paul (1 Cor 1,18). « Les anciens, les chefs des prêtres et les docteurs de la loi », c’est-à-dire le Sanhédrin, l’autorité suprême, l’élite entière d’Israël le condamnera. Mais la mort ne sera pas l’issue finale, dans laquelle sombrerait le Christ. L’humanité pécheresse et homicide n’aura pas la victoire finale. De la mort, Dieu ramènera « le Fils de l’homme » et tous les siens dans la gloire d’une vie nouvelle.
Disciples du Fils de l’homme
Après cette annonce de sa passion, Jésus s’adresse « à tous », donc à nous aujourd’hui, et non pas seulement à ses disciples. Pour nous sauver, le Christ nous incorpore comme ses membres dans sa personne. Dans la prophétie de Daniel, c’est « le peuple saint », celui qui participe à la sainteté de Dieu, que « le Fils de l’homme » vient sauver de la persécution et de la mort.
Cette union de chacun de nous avec « le Fils de l’homme » a pour conséquence notre participation à sa destinée, à la route étroite et difficile qu’il a parcourue. La croix du Christ, au terme, signifie le dénuement complet, le renoncement à tout pour être libre d’accueillir l’amour de Dieu. Cette conversion, qui consiste à renoncer à tout ce qui nous détourne du chemin qui nous conduit vers Dieu et nous élève à Lui, se réalise peu à peu, « chaque jour ». C’est la croix qu’il faut porter sans cesse jusqu’au don total et final de soi-même, pour répondre à l’amour divin.
Jésus remet sous nos yeux les deux voies qui s’offre à chacun(e) de nous. « Sauver sa vie », c’est se cramponner à ce qu’on pense posséder présentement, aux biens qu’on accumule pour s’enfermer dans une apparente sécurité. C’est se contenter des plaisirs superficiels, de tout ce qui passe si vite, que la mort montrera comme vanité et fumée. Se replier sur soi-même, penser « sauver sa vie », c’est la perdre. Cultiver l’égoïsme. C’est s’enfermer dans sa solitude, dans une sclérose qui aboutit à la mort définitive. À François Xavier qui cultivait l’ambition de devenir un éminent universitaire, Ignace de Loyola répétait souvent l’avertissement du Christ: « Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd lui-même? » Ce rappel salutaire qui provoqua la conversion de François!
Nous sommes des pèlerins sur cette terre, des voyageurs, qui ne peuvent ni s’arrêter, ni s’installer, ni surtout se noyer dans la vie présente. Que nous le voulions ou non, le temps nous entraîne, nous avançons sans souvent nous en rendre compte. Serait-il sage de marcher sans connaître la fin du voyage et, surtout, sans prévoir le but de notre pèlerinage ?
Jean-Louis D’Aragon SJ